+352 27 75 72 00 Nous contacter
1, Place du Théâtre - L2613 Luxembourg

Jurisprudence Marchés Publics : Motivation des décisions de rejet

Sous-traitance dans les marchés publics - Avocat Luxembourg CHEVRIER

Quel niveau de motivation faut-il respecter lors du rejet d’une offre à l’occasion d’une procédure de marché public ?

Par un arrêt du 23 mars 2023 (rôle n° 48300C), la Cour administrative de Luxembourg s’est penchée sur un appel formé par l’Etat à l’encontre d’un jugement du 14 novembre 2022 (rôle n° 45470) qui avait annulé l’attribution d’un marché pour une défaillance de motivation.

1. Contexte factuel

Le litige analysé est en lien avec un appel d’offres visant à confier à un prestataire une mission de surveillance et de gardiennage pour les bâtiments « Green Finch » et « Green Square » du Ministère de la Santé luxembourgeois, procédure de marché public pour laquelle la société réclamante avait été informée de la manière suivante :

Votre offre afférente n’a pas été jugée économiquement la plus avantageuse en fonction de l’ensemble des critères énoncés dans le cahier spécial des charges. En effet, votre offre a été évaluée à 86,51 points alors que le résultat de l’adjudicataire a été de 93,94 points.

2. Observations préliminaires

A titre de préalable, il faut relever que ce courrier était fondé sur l’article 97 du règlement grand-ducal du 8 avril 2018 portant exécution de la loi du 8 avril 2018 sur les marchés publics, tel que modifié (ci-après « RMP »), qui dispose — après l’obligation d’informer celui ayant remporté le marché — ce qui suit :

 (2) De même, le pouvoir adjudicateur informe par écrit dans les meilleurs délais les autres concurrents qu’il ne fait pas usage de leur offre, avec l’indication des motifs à la base de la non-prise en considération de celle-ci. Il leur est restitué les échantillons, projets et autres pièces dont ils ont accompagné leur offre.

Cet article figure dans le Livre I du RMP qui est d’application pour tous les marchés publics, sauf si des règles différentes figurent dans le Livre II qui est, lui, applicable pour les marchés d’envergure dépassant les seuils fixés au niveau européen.

3. Solution en première instance

Parmi les moyens présentés en première instance, l’avocat de la société requérante a plaidé que les informations fournies — à savoir uniquement une indication sur le nombre de points attribués et l’absence d’indication quant à l’identité de l’adjudicataire — n’étaient pas suffisantes pour respecter cette obligation de motivation d’une décision de rejet d’une offre dans une procédure de marché public.

Défendant que la teneur du courrier de rejet était suffisante pour comprendre la décision d’attribution du marché public, le pouvoir adjudicateur avait également versé — en cours de procédure — un rapport d’analyse des offres effectué par un organisme tiers pour compléter sa motivation, une manière de procéder qui est habituellement admise par les juridictions administratives aux fins de sauver une décision juste dans le fond, mais peut être insuffisamment motivée.

En s’appuyant sur un certain nombre de décisions émanant de la Cour de Justice de l’Union Européenne (notamment l’arrêt du 7 septembre 2021, Klaipèdos Regiono Atliku Tvarkymo Centras, C-927/19, qui traite cependant de la motivation du refus de fournir les motifs additionnels et sur demande d’un opérateur), les premiers juges ont toutefois retenu que :

Il suit de ces développements que la motivation de la décision d’attribution est d’importance fondamentale pour les soumissionnaires non choisis et que la finalité de l’article 55 de la directive 2014/24/UE est de permettre aux concurrents évincés de comprendre pourquoi leur offre n’a pas été retenue et par suite d’introduire en connaissance de cause un recours à l’encontre de cette décision. La raison d’être de l’obligation de motiver en la forme est dès lors d’informer le destinataire d’un acte administratif des raisons qui ont amené son auteur à l’adopter de façon à ce qu’il puisse apprécier l’opportunité et, le cas échéant, la manière d’exercer les recours dont il peut disposer. L’autorité adjudicatrice doit donc donner une motivation précise, en fonction des critères de sélection établis dans l’avis de marché et des documents de preuve relatifs aux causes d’exclusion demandés.

 

Cette information devrait donc inclure le nom du soumissionnaire retenu et les motifs de droit et de fait des décisions y afférentes, en ce compris les caractéristiques et les avantages relatifs de l’offre retenue, de sorte à permettre au soumissionnaire qui a présenté une offre régulière mais qui n’a pas été choisi de comprendre la décision du pouvoir adjudicateur.

Rejetant la possibilité d’admettre une motivation sommaire, et considérant que ce défaut de motivation avait des conséquences allant au-delà de la simple possibilité de suspendre les délais (sanction habituelle dans ce cas de figure), le tribunal administratif procéda donc à l’annulation de la décision d’attribution du marché public, en justifiant cette décision en ces termes :

Il suit de tout ce qui précède que dans la mesure où l’obligation de motivation dans le cadre de la commande publique est d’une importance particulière, étant donné qu’elle est le corollaire de l’obligation de transparence ayant pour but de garantir l’absence de risque de favoritisme et d’arbitraire de la part du pouvoir adjudicateur, le fait de conférer une simple notation aux éléments contenus dans l’offre ne suffit pas, en soi, à le justifier ni à l’objectiver.

4. Solution en appel

En appel, l’Etat a principalement argumenté que les premiers juges auraient dû analyser les moyens sous l’angle non pas de l’article 97 du RMP mais :

  •  de l’article 193 du RMP (qui se trouve dans le Livre II du RMP pour les marchés dépassant les seuils européens) :

Art. 193.

(1) Les pouvoirs adjudicateurs informent dans les meilleurs délais chaque candidat et chaque soumissionnaire des décisions prises concernant (…) l’attribution du marché (…)

(2) À la demande du candidat ou du soumissionnaire concerné, les pouvoirs adjudicateurs communiquent, dans les meilleurs délais et au plus tard quinze jours à compter de la réception d’une demande écrite :

(..)

b) à tout soumissionnaire écarté, les motifs du rejet de son offre, (…)

c) à tout soumissionnaire ayant fait une offre recevable, les caractéristiques et avantages relatifs de l’offre retenue ainsi que le nom du titulaire ou des parties à l’accord-cadre ;

  • et de l’article 7 de la loi du 10 novembre 2010 relative aux recours en matière de marchés publics et d’attribution de contrats de concessions, elle aussi applicable aux marchés publics du Livre II :

Art. 7.

La décision d’attribution est communiquée à chaque soumissionnaire et candidat concerné, accompagnée:

– d’un exposé synthétique des motifs pertinents à communiquer par le pouvoir adjudicateur sur demande de la partie concernée tel que prévu par règlement grand-ducal, sauf exceptions y prévues, (…)

– d’une mention précise de la durée exacte du délai de suspension applicable.

La combinaison de ces dispositions peut laisser perplexe alors que le régime de l’article 193 du RMP prévoit un système où une motivation sommaire peut être donnée au moment de la décision de rejet d’une offre, quitte à ce qu’elle puisse être complétée par après et sur demande expresse du soumissionnaire écarté.

La loi du 10 novembre 2010 va aussi prévoir la communication d’un exposé synthétique des motifs pertinents mais en précisant « sur demande de la partie concernée », pouvant laisser penser qu’il s’agit là encore d’une motivation complémentaire non requise initialement.

Les magistrats de la Cour administrative ont en tout état de cause souligné que le débat avait été placé par les premiers juges sur les dispositions de l’article 97 du RMP non pas de leur initiative mais car c’était la base légale figurant sur le courrier transmis à l’entreprise écartée de la procédure de marché public.

Suite à ce recadrage, la Cour administrative met en exergue l’absence de communication de tant la décision d’attribution (ou à tout le moins la fourniture du nom de l’entreprise ayant remporté le marché), que de la mention des voies de recours qui seraient afférentes à une procédure initiée sous les règles attenantes au Livre II :

Au regard de ces considérations patentes, sans préjudice d’un certain nombre d’autres qui pourraient être dégagées des circonstances de l’espèce, la Cour est donc amenée à constater que les manquements ci-avant dégagés au niveau des obligations d’information, notamment en termes de communication de la décision d’adjudication, spécialement de l’identité du soumissionnaire retenu, et des exigences de motivation emportent qu’en l’espèce, le droit d’un concurrent évincé, la société (AB), de comprendre pourquoi son offre n’a pas été retenue et celle d’un de ses concurrents préférée, de même que ses droits de la défense, en termes d’appréciation, en connaissance de cause, de l’opportunité d’agir en justice et d’appréciation des chances de succès y afférentes, mais aussi en termes d’appréciation et de choix de la manière d’exercer les voies de recours dont elle disposait légalement, ont non seulement été fondamentalement méconnus, mais la société (AB) a même été induite en erreur.

Considérant ainsi la décision de mise à l’écart comme ne respectant pas les prescriptions légales, la Cour administrative conclue incidemment que le délai de suspension de signature n’a jamais commencé à courir et que la conclusion du contrat est par conséquent intervenue irrégulièrement et doit être annulée de ce simple fait.

Sans se prononcer explicitement sur l’obligation ab initio de motiver exhaustivement la décision de rejet d’une offre dans le contexte des marchés dépassant les seuils d’envergure, la Cour administrative élève néanmoins au rang des critiques l’absence d’information donnée au soumissionnaire écarté qu’il « était en droit de demander une motivation « synthétique des motifs pertinents (…) » qui ont amené le pouvoir adjudicateur à ne pas lui attribuer le marché et à donner la préférence à l’adjudicataire retenu » et ce « notamment au regard des exigences renforcées de motivation en matière de procédures soumises au livre II des loi et règlement du 8 avril 2018, à entrevoir à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne; ».

Même si cette extension du degré d’information s’inscrit dans une certaine continuité par rapport à un précédent arrêt de la Cour qui était relatif à une sanction prononcée par la CSSF (v. arrêt du 3 mai 2022, n° 46817C), cette critique fondée sur la fourniture spontanée d’informations des droits d’un administré n’est pas sans être source d’insécurité juridique alors qu’il ne s’agit en principe pas d’informations devant légalement être obligatoirement communiquées.

En prenant en compte les deux décisions, cette solution semble aussi aboutir à devoir considérer que la passation des marchés publics du Livre I — et donc d’une envergure moindre que ceux du Livre II — serait sujette à des obligations étendues de motivation dès le courrier de rejet, alors que ceux des marchés européens pourraient faire l’objet d’une motivation en deux temps.

Il appartiendra en tout état de cause aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices de prendre en considération ces évolutions jurisprudentielles qui militent vers une plus grande transparence et une obligation « renforcée » de motivation des décisions de rejet prises à l’occasion des procédures de marchés publics.

Pour plus de renseignements sur les obligations de motivation dans les marchés publics, n’hésitez pas à contacter notre étude.